In & Out
Installation vidéo, 2003.
On sait qu'un espace peut toujours en contenir un autre, on sait aussi pour l'avoir vécu qu'un espace peut toujours nous transporter dans un autre lieu, cet ailleurs pouvant même être des lieux inhabitables, impossibles. Configurer des espaces, bâtir, habiter, c'est faire mentir le bon sens qui nous apprend naïvement qu'on ne peut être à deux endroits à fois. Le pouvoir d'ubiquité des espaces vient de ce que leur configuration est dynamique, au sens où elle agit sur les individus et leurs relations, ainsi que sur l'espace proprement géographique qu'elle recouvre et fait disparaître. Une fois ce pouvoir maîtrisé, on peut se donner la liberté d'exploiter les possibilités de transfert, transformation, déplacement et retournement, contenues dans le transport d'un lieu à un autre. L'installation que nous propose Emanuel Licha à la Galerie B-312 trouve son point de départ à Sarajevo. Emanuel Licha y était en 2001, alors que nous, visiteurs de la galerie, n'y étions pas. Il a réalisé une action sur le lieu d'un immeuble dont le mur est resté ouvert sous l'effet d'un obus. Le trou, trace de la violence de la guerre, point de vulnérabilité d'un immeuble désormais inhabitable, devient un élément "architectural" indépassablement équivoque. En tant qu'ouverture, il permet l'entrée, - par où pénètrera l'artiste, mais en tant que blessure du mur, il ne donne accès à rien, à rien d'autre qu'un espace désormais impossible et inutile. C'est cette équivoque, inscrite à même le lieu, que l'installation se propose de réactualiser dans le langage proprement spatial, en faisant revivre au visiteur l'intégralité des dimensions de l'expérience première.
C'est aussi les pouvoirs de l'ubiquité qui sont à l'oeuvre dans le projet qu'Emanuel Licha a réalisé en collaboration avec l'artiste Maja Bajevic. On peut même dire que le transfert d'espace s'inscrit à l'intérieur même de la relation entre les deux artistes. En effet, Maja Bajevic est une habitante de Sarajevo, chassée de chez elle par la guerre, et dans la première partie du projet Green, Green Grass Of Home, elle décrit l'appartement qu'elle n'a pas vu depuis dix ans, à son complice qui, lui, en dessinera le plan. Puis, avec Green, Green Grass Of Home - The Construction, ils tracent le plan, sur une place publique de Rimini (Italie), en grandeur nature, avec du gazon frais. Le nouvel espace est ainsi créé, il est habitable, appropriable même, et réactualise celui qui est désormais inaccessible.
Dans son travail sur les espaces, Emanuel Licha exploite tout particulièrement l'ambiguïté et la sensibilité des frontières entre l'intérieur et l'extérieur, le privé et le public. Dans Listening (in)to You, il a construit une petite maison, entièrement fermée sur tous ses côtés, mais qui laisse transparaître des sons pourtant rassurants d'une vie familiale quotidienne. Ou encore dans Inside Out, il s'agit de même d'une construction, dont l'intérieur, plus précisément le papier peint qui le tapisse est expulsé vers l'extérieur grâce à un système mécanique primaire. L'artiste s'est rendu ainsi maître de l'art de l'"hétérotopie" puisque les espaces autres vers lesquels les constructions s'ouvrent sont comme Foucault le propose*, des espaces sans emplacement véritable. "L'hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles". A nouveau ici, dans In & Out, Emanuel Licha utilise la paroi de l'immeuble détruit de Sarajevo, en pénétrant physiquement dans le trou laissé par l'obus, mais, en vertu d'une retournement, il s'arrange pour que cette pénétration devienne à son tour un piège, -il se retrouve en fait dans un tube disposé à l'intérieur de l'immeuble-, et qu'il soit contraint finalement de s'expulser du lieu. Comme il remarque lui-même, "cette action simple souligne la violence d'entrer dans un bâtiment par un trou crée par la guerre, ainsi que l'impossibilité de se trouver désormais réellement dans un tel lieu".
Il faut préciser que la création d'hétérotopie n'est pas le but des projets de l'artiste. Le travail sur les espaces paradoxaux est plutôt un moyen pour provoquer des questions essentielles, existentielles et politiques, liées à notre époque. Il s'agit en fait, de révéler, identifier, et réactualiser des violences, des impasses et des impossibilités bien réelles. Le geste contemporain d'Emanuel Licha est d'assumer dans son corps et sa présence propres les limites et possibilités de notre rapport au monde. Du coup, il n'est aucunement nécessaire d'exposer explicitement des intentions politiques, sociales, ou transformatrices. La réactualisation d'une expérience première, avec tous les déplacements qu'y introduit l'artiste détermine l'efficacité de l'oeuvre. Le travail d'Emanuel Licha fonctionne en boucle, il va du plus concret au plus concret, mais en passant par l'abstrait et l'impossible. L'enjeu est alors de réussir ce retour au concret, autrement dit d'accomplir jusqu'au bout le transfert d'expérience de l'artiste au spectateur-participant.
Les trois formes utilisées, à savoir la performance, l'installation et le montage vidéo-son, concourent à rendre possible le transfert d'expérience. Aucune ne fonctionne isolément. Ainsi, l'installation à la Galerie B-312 reproduit le mur et le trou de l'immeuble de Sarajevo, obligeant les visiteurs à pénétrer par un trou dans un espace meurtri afin d'avoir accès aux images de la performance qui ont été montées de telle sorte qu'elles n'apparaissent que quelques fractions de secondes à la fois, interrompues à intervalles irréguliers par du noir. L'effet produit est celui d'un bombardement, réactualisant la guerre, et introduisant dans l'espace une dimension temporelle, mémorialle. Le choix de la bande-son est frappant, et rappelle des projets précédents par son jeu sur l'intérieur et l'extérieur, l'intime et le public, puisqu'il s'agit de bruits d'adolescents jouant au football dans une pièce adjacente.
Même l'espace, dans les projets d'Emanuel Licha, cesse d'être une fin en soi. Il fonctionne à trois niveaux ; il est un langage, il est aussi un matériau travaillé en tant que tel, il est enfin une réalité brute toujours prise en compte et sur laquelle se fonde l'efficacité, ou la performativité de l'oeuvre créée. La dimension de la performance sert en fait à montrer que les espaces existent avec le pouvoir propre d'agir sur les individus. La performance rend ce pouvoir visible et permet à l'installation qui en résulte d'avoir son efficacité sur le visiteur actuel de la galerie. L'image et le son contribuent enfin à cet effet global. Le transfert des lieux entre l'ailleurs et l'ici, entre le passé et le présent de la guerre, se fait en réactivant l'essentiel des paramètres déterminants qui configurent les espaces vécus et leur permettent d'agir sur les individus.
Cette façon de travailler, en ne laissant aucun genre ou langage artistiques prendre une position centrale, permet de mettre l'accent sur le caractère performatif de l'oeuvre, et d'accomplir un déplacement, aujourd'hui essentiel à l'art contemporain, de la production vers la réception, et de décentrer la place de l'artiste. L'expérience devient l'enjeu central. Les conditions en sont données. Désormais, c'est à nous, spectateurs, visiteurs, participants, de nous y engager.

* Foucault, Michel, "Des espaces autres", in Dits et Ecrits, 1976-1988, Gallimard, Paris, 2001, p. 1577
Jean-Ernest Joos est philosophe et critique d'art.
Ce texte a été publié à l'occasion de l'exposition In & Out, à la galerie B-312, Montréal. 22 avril-22 mai 2004.